laurence lemaire la Plume |
asie le Mékong |
Le Mékong, le plus impressionnant fleuve d’Asie, avec ses rapides, ses cascades et ses eaux calmes, traverse six pays. Il dévale les contreforts de l’Himalaya depuis sa source située à 5000 mètres d’altitude dans la province du Quinghai au Tibet. Plus d’un tiers de son bassin se trouve en territoire chinois où il porte le nom de Lancang Jiang. Fleuve frontière, il sépare la Birmanie, puis la Thaïlande du Laos, dont il arrose sa capitale Vientiane; il pénètre au Cambodge et traverse Phnom Penh. Au Vietnam, son bras principal se dirige et se jette dans la mer de Chine. Il aura parcouru 4800 kilomètres. J’atterris à Vientiane en l’an 2541. Nous sommes donc en mars 1998. Je m’installe chez Pascal, à l’Auberge du Temple. Puis devant une beer lao j’étudie un guide touristique : comment remonter le Mékong jusqu’à Luang Prabang au nord du Laos ? Le calme du patio de la guest-house de Pascal est soudainement rompu par l’arrivée d’Ernest. Il se campe devant moi et me raconte sa vie dans un anglais parfait, trop châtié pour moi. Il est américain, de Washington DC. Il partait de ce pas acheter un bateau... Et me voilà sur sa moto, derrière lui en amazone, comme toutes les femmes ici qui portent jupette. Après un kilomètre de route à nids de poules, j’aperçois le Mékong, enfin. Derrière une gargote-café, il y a trois bateaux de bois, gros sampans de marchandises, des bateaux “lents” me précise Ernest. Très élégant dans son costume blanc, pantalon à pinces, ceinture de croco, chaussures en cuir, il descend la frêle passerelle vers son futur bateau, en criant à tout va “sabaildi sabaildi ! “ (bonjour). Tout le monde nous regarde... Aidé par le lao propriétaire, réveillé malgré lui par les clameurs d’Ernest, ils mesurent le bateau. Je prends des notes méticuleuses au crayon à papier sur son cahier d’écolier. Ernest à 35 ans. Il est tombé amoureux du Laos. Il projette d’acheter ce bateau et de le transformer en ferry touristique. "L’année prochaine me dit-il, pour le “Visit Laos 1999”, il pourra promener huit personnes en grandes pompes entre Vientiane et Luang Prabang. L’année prochaine ?! Je n’attendrai pas si longtemps. Pourtant la patience est de rigueur au Laos : je reviendrai plusieurs matins au port pour m’informer des dates et heures des départs des bateaux. Je me promène sur le quai Fa Ngoum à Vientiane. Les gargotes sont animées, les jeunes jouent au volley ball avec les pieds, sport national. Je remarque des croix rouges ou jaunes peintes sur les gros arbres qui séparent la route de la rive. Ils vont être coupés pour élargir la berge. Ces arbres centenaires, où les laos bouddhistes déposent leurs offrandes, ces arbres qui apportent fraîcheur et ombre... vous ne les verrez plus. Au bout du quai, le bar “le Sunset ” est le lieu idéal pour jouir du spectacle du soleil déclinant vers l’eau. Les farangs (étrangers) boivent de la bière et mangent des nems. Les Laos partent à la pêche, d’autres arrosent leurs salades et entretiennent ces potagers qui seront inondés par les premières crues du Mékong. On se relaie à la meilleure table pour prendre “la” photo ; les enfants se baignent, le soleil se couche. Il est à peine 18 heures. Je retrouve Ernest chez Pascal. Il dessine le plan de “son “ bateau. Il casse le toit, remonte le plancher, ne repeint pas l’extérieur parce que orange et vert c’est bien, c’est typique. Avec le bateau, il achètera le propriétaire et sa famille; ainsi ils ne resteront pas sur le carreau. Je pars en tuk-tuk au restaurant “ le Provencal”. Je bois un Pastis puis du vin rouge très correct. Je mange un énorme steak de buffle sauce au poivre et une mousse au chocolat. Comme je félicite le patron, il s’installe et me raconte ses débuts. Son monologue est hallucinant. Il me décrit les débordements du Mékong, la force du fleuve qui envahit la ville, les mètres de boue qui pénètrent dans son restaurant tout frais moulu, et la pluie qui ne cesse pas pendant 21 jours. Le Mékong déracine et charrie des arbres entiers. Rien ne lui résiste, il emporte tout. C’était il y a 5 ou 6 ans. Et tous les ans la ville se prépare à la montée furieuse des eaux. 17 mètres de dénivelé ! Je dois revenir pour voir ça en juillet. Sur les conseils de ce sympathique personnage, je renonce à chercher un bateau pour remonter le fleuve. Les eaux sont déjà trop basses. La sècheresse de ce mois de mars est inhabituelle. Anomalie de l’enfant Jésus “El Nino “. Je prendrai l’avion. A Luang Prabang je trouverai peut être un bateau pour profiter du Mékong jusqu’à Vientiane. Les ferries mettent trois jours et deux nuits pour descendre. Ils se laissent porter par le courant. Dés mon arrivée à Luang Prabang, je vais au bureau de l’immigration au bord du fleuve. Au Laos (à l'époque), les farangs doivent présenter leur passeport à chaque changement de province. Sur les berges du Mékong, parmi les ferries, s’affairent les pilotes de speed boats. L’apparition des speed boats a contribué à modifier la vie économique du fleuve. Il y a de moins en moins, pour ainsi dire plus, de pirogues ; pourtant ces speed boats sont très dangereux. Celui qui se déplace trop vite a rendez vous avec la mort, et celui qui se déplace... trop lentement dans les courants, a rendez vous avec la mort aussi. Ca manque de poésie. Le bruit de leur moteur est assourdissant ; le tout oblige les passagers à porter des casques de moto, ce qui donne à l’équipage des allures de champions de bobsleigh. Aux pieds des marches qui mènent au magnifique Vat Xieng Thong, les drivers me proposent la visite des grottes de Pak Ou en quatre heures, le village des potiers, les pêcheurs et les orpailleuses en aval du Mékong. Et bien sur, sa remontée jusqu’à Houasse à la frontière thaïlandaise en deux jours et une nuit. Je ne sais pas... Pas de ferries en vue pour redescendre à Vientiane. Patience. Je trouverai bien une pirogue plus romantique pour mes visites Le soleil descend vers le fleuve. il est hors de question de braver les rapides du Mékong la nuit tombée. Les pilotes de speed boat jugent qu’il est plus prudent de regagner la terre ferme ; ils savent qu’ils ne pèsent pas lourds face à la puissance du dragon. A quai, ils s’affairent sérieusement, rompant avec la douce lenteur consciencieuse des bateliers traditionnels. Les pilotes de speed boat semblent apporter une turbulence, une arrogance nerveuse et bricoleuse, inconnue jusqu’ici sous ces climats. Quand au bateau lui-même, qu’on appelle aussi “ longue queue “, ce n’est qu’une fragile coque de plastique en forme de pirogue, propulsée par un énorme moteur Toyota monté sur un axe. 1500 cm3, 85 chevaux, échappement libre, essence enrichie, pas de filtre à air... ils atteignent sans mal une vitesse de 80 km / heure ! A la tombée du jour, les berges boueuses du Mékong ont un faux air de plages. Les enfants se baignent à grands cris, et les femmes, toujours graciles et lascives, drapées d’un sarong de coton, se lavent les cheveux ou font la lessive. Un troupeau de porcs est évacué d’un bateau. J’accours en renfort avec les enfants. Le rire est universel, je suis adoptée. Je termine ma journée les pieds dans l’eau, façonnant des belles et grosses boulettes de boue, à la grande joie des plus jeunes filles. Chaque matin dés l’aube, à Luang Prabang, les bonzes parcourent la ville en empruntant un parcours immuable et toujours dans le même ordre : du père supérieur vénérable au plus jeune bonzillon. Sorties de leur maison, agenouillées sur le passage des religieux, les femmes offrent à chaque moine une poignée de riz gluant. Elles déposent directement leur présent dans le bol du bonze ; elles n’ont pas le droit de toucher à sa personne retirée du monde. Luang Prabang est un des lieux saints du Bouddhisme. Bâtie au confluent du Mékong et de la rivière Nam Khane, la ville chargée d’histoire est la plus riche en monuments religieux du Laos. Elle est maintenant inscrite par l’Unesco au Patrimoine Mondial. Si les guerres se sont succédées dans cette région du monde, la force du fleuve est telle, que sur les berges, il n’a laissé que ruines et tôles rouillées. Dans cette ville de paix, les épaves de barges américaines servent de plongeoirs aux enfants. Au Laos, le Mékong est surnommé “ l’Empire des rapides “. Et tout au Nord du pays, son surnom se passe de commentaire : “ Rapide des 100 000 cadavres“ ! Comme chacun soupçonne que les gouffres de ces rapides recèlent des épaves pleine d’inestimables richesses, on irait bien à la pêche aux trésors. Mais en les franchissant, quand toute la chaloupe tremble au point de se rompre, on ne pense plus au gain. Car ces rapides sont redoutables. Surtout pendant la saison sèche. Or, ils sont aussi des lieux de pêche stratégiques, aussi poissonneux que périlleux. Avant chaque départ, le Lao offre au génie des eaux de l’encens, des cierges, des noix, du Béthel, des fleurs et des fruits. Et chaque rapide appartient à un génie particulier. En franchissant chacun d’entre eux, la tradition veut que le batelier jette une poignée de riz dans le fleuve en priant le génie du rapide de le protéger des récifs, des rochers, des troncs d’arbres flottants et autres obstacles. Ce génie réside sur l’une des rives du fleuve. Si le bateau sombre, on aura la vie sauve en gagnant cette rive à la nage, si par malheur on nage vers l’autre, la mort est assurée. Rive droite ou rive gauche ...On ne sait pas ! De toutes façon, au Laos, on croit à la réincarnation... Et Bouddha veille sur “ la Mère des eaux “. Les grottes de Pak Ou en témoignent. En haut des marches, des centaines de Bouddhas considèrent calmement la vallée du fleuve. Aujourd’hui de bois, ils étaient autrefois en argile, en bronze, en argent ou en or. Mais les envahisseurs birmans et même les touristes se sont servis. Le Mékong est la Mère nourricière du Laos. C’est lui qui fertilise ses rizières et remplit le filet de ses pêcheurs. Debout sur leurs frêles pirogues, ils tapent l’eau d’une batte en bois. Le poisson, effrayé par le bruit, sort de son rocher et se perd dans les filets. C’est de février à septembre que s’étend la saison de la pêche. Le fleuve est alors noir de monde et toutes les techniques se déploient. Pour chaque variété d’instruments, ligne, épuisette, filet, casier et piège en tout genre, on dénombre une vingtaine de modèles. Mais la tradition se perpétue également dans la chorégraphie du geste... déployer largement, puis relever en enserrant le filet de ses doigts, et vivement jeter le poisson dans la pirogue. Dans ses moments d’agitation, les eaux du Mékong se déchirent en courants et contre-courants, tourbillonnent en petits cratères et siphons. Mais elles tourbillonnent aussi pour les orpailleuses. Les chercheurs d’or, ou plutôt les chercheuses, ces femmes qui, entre deux récoltes, fouillent les rives du fleuve parmi les épaves échouées. Chercher l’or est une occupation annexe et ne saurait être un métier en soi. En période de basses eaux, les orpailleuses creusent le lit sec du fleuve et lave le sable. Mais elles recueillent bien moins de pépites que de paillettes, moins de paillettes que de poussière. Je me promène sur les berges de la rivière Nam Khane, son affluent. Dans l’eau, inlassablement les enfants crient de joie et de bonheur, plongeant d’un petit rocher... Heureux ! Il fait très chaud, je ruisselle sous ma robe, satisfaite et émue par mes pensées qui vont vers les parisiens gelés et trempés par les bruines de printemps, de mauvaise humeur, coincés dans les embouteillages. A Luang Prabang, tout vit dans la chaleur de la rue et à l’ombre des maisons de bois. Sur un trottoir, deux enfants jouent dans une bassine vert-turquoise pleine d’eau fraîche... J’enfourche ma bicyclette et je me dirige vers la boulangerie. Les moines vont bientôt sonner le gong de 16 heures dans tous les Vat (temples) de la ville. A ne pas rater après mon goûter. Mais je tombe nez à nez sur Ernest ! Tel un colon réincarné, toujours de blanc vêtu, il est accompagné d’un Lao bilingue qu’il paie très cher pour être son serviteur. Ernest est en ville pour acheter une maison. Il projette d’installer une nouvelle guest-house pour ses touristes de “son travail de l’année prochaine “. Son futur bateau est remonté près de Luang Prabang, jusqu’à un petit port de construction de bateaux traditionnels. Il y avait assez d’eau bien sur pour remonter le Mékong. J’aurai du patienter au lieu de prendre l’avion. Ernest me dit qu’il a eu une crise de paludisme ou une grosse fièvre après une grande frayeur. Comme il allait au petit port en speed boat, le pilote du bateau était très concentré, il naviguait lentement afin qu’il apprécie la beauté des berges du Mékong et passait habilement d’une rive à l’autre, évitant les rochers et redressant dans les rapides... une pluie torrentielle s’est abattue sur eux. La grêle les a trempés en quelques secondes. Mais déjà à une heure de la ville; il était stupide de faire demi-tour. A Luang Prabang il n’a pas plu... Ernest a disparu avec ses rêves. J’ai pédalé jusqu’au Vat le plus proche. Pendant la saison sèche, certains villages se rapprochent du fleuve. On y reconstruit les maisons, on déplace les échoppes au bord de l’eau. Les bateaux qui sillonnent le Mékong transportent différents produits dont certains, en provenance du Triangle d’Or , ne sont pas des plus licites. Ils sont arrêtés et vérifiés aux différents postes de contrôle du fleuve. Au Nord du Laos, région démunie de réseaux routiers, le Mékong est la grande voix commerciale. Hormis la bière, les briques, les cigarettes et le ciment, l’industrie du Laos n’est pas des plus développée, mais sur son fleuve s’effectuent tous les échanges. Une fois par mois, les ethnies minoritaires et les laos-sung, peuple montagnard de souche tibéto-birmane, descendent et se retrouvent au grand marché du Mékong. Buffle et cerf séché, volaille, confiture d’ananas, de durian, de tamarin, de papaye ou de mangue, sucre de palme et caramel de porc, poisson chat ... Au Laos, il n’y a pas d’animal tabou, tout se mange. Ici les traditions s’échangent en musique et chansons, sous les fumées des pipes d’opium. Tout se mange au Laos, sauf le dauphin. Tout le monde sait que lorsqu’un couple disparaît dans les eaux du fleuve, la femme se réincarne en oiseau et l’homme en dauphin. Tout le monde a vu le dauphin pêcher pour l’oiseau, attraper un poisson et le projeter en l’air pour que son allié le gobe en plein vol. Nul ne doute qu’il s’agisse là d’une profonde histoire d’amour entre homme et femme réincarnés. Donc on ne touchera pas au dauphin. Malheureusement les oiseaux ne sont pas protégés par la légende. Ils sont massacrés par les chasseurs des montagnes, en treillis, qui vont seuls avec un long fusil.... Tout se mange au Laos. Un oisillon tombé du nid donnera du goût au bouillon du soir. Ainsi, point de “cui cui “ ni de gazouillis. Dans le silence de la montagne, loin des courants du Mékong, on entend le crépitement des feux... Durant les mois de mars et avril, les brûlis embrument l’horizon et font pleuvoir sur Luang Prabang des cendres de végétation. Pratiquée par les Hmongs et les autres ethnies minoritaires, cette culture consiste à cultiver le riz des montagnes sur des surfaces nettoyées de leur végétation par le feu... Mais avant de reprocher la culture sur brûlis aux minorités, il faudrait leur proposer une alternative adaptée à leur tradition pour leur permettre de survivre. Au delà du Laos, le Mékong change de nom : “ Grand fleuve “ au Cambodge puis “ Neufs dragons “ au Vietnam. Mais je suis de retour à Paris. Ma télévision est allumée. Et comme je tape ce texte sur mon ordinateur, je reconnais à l’image le visage du romancier Michel Peissel. Il présente à Guillaume Durand son dernier roman “Un barbare au Tibet“ avec en sous-titre “à la découverte des sources du Mékong “. Il raconte ses difficultés d’explorateur :"Le Mékong prend sa source dans une région autrefois interdite, les plateaux tibétains les plus hauts du monde. Ce sont les régions les plus inaccessibles, beaucoup plus inaccessibles que les jungles tropicales. Ensuite, au point de vue politique, il faut savoir que le Tibet a été fermé pendant des années, qu’il est depuis 1950 occupé par les Chinois, et que les régions les plus reculées sont habitées par des nomades qui sont les derniers grands hommes indépendants. Autour de la source du Mékong il y a 25 tribus de guerriers, d’hommes armés que les Chinois contrôlent à peine. Ils ne sont donc pas près à laisser des étrangers les envahir. La source du Mékong n’est pas spectaculaire. Elle ne sort pas d’un glacier comme la source du Gange. C’est plutôt “ trois pipis de chats “... Mais une source est un non-lieu, un endroit mythique. Et ce qui est passionnant aussi c’est le contact avec les Tibétains. Ils ne savent pas ce que c’est “ le Mékong “. Le Mékong c’est notre nom. Eux ils l’appellent le Tzia Chu. Ils ne savent pas qu’il traverse le Tibet sur 1200 km, ils ne savent rien du Vietnam, ils ne savent pas où va le fleuve. Ainsi les Tibétains ne peuvent imaginer que cette source soit fascinante pour nous. Puis, il a fallu persuader le monde que mon équipe avait trouvé la source du Mékong... Finalement, la Royal Géographical Sociaty de Londres a confirmé la découverte de la source par moi, un Français." Il reste des sources mythiques à découvrir. Maintenant s’ouvrent des régions qui étaient fermées et avec elles une nouvelle ère d’exploration. Un homme à cheval peut être plus fort qu’un satellite pour découvrir une source. Un satellite ne donne pas la profondeur des petits affluents, ne sait pas le débit des rivières, et les satellites ne peuvent pas interroger les habitants pour savoir quelle est la source historique. Le Mékong ne fait rien comme les autres. Sa violence est débordante et son calme est féroce. Il m’a envoûtée. |